Les charités d’Alcippe
Marguerite Yourcenar (Belgique, 1903-1987)
I
Je me suis allongée sur le sable des grèves
Où l’usure du monde a d’arides douceurs;
C’était l’heure étonnée où les astres se lèvent;
Recouvrant leur longs corps de la nacre des rêves,
J’ai vu venir à moi les Sirènes mes soeurs.
J’ai vu venir à moi mes folles soeurs des rives,
Qui chantent dans la nuit en un lugubre choeur,
Amantes sans amour, à tout jamais captives,
Qui n’ont jamais senti, dans leur gorges plaintives,
Gronder sous leurs seins froids le feu secret d’un coeur.
Elles m’ont demandé ce chaud morceau de l’âme
Qui trésaille au dedans comme un enfant conçu;
Ce balancier vivant, fait d’ombre et fait de flamme,
Qui d’instant en instant s’accélère et se pâme,
Navette d’un métier où le sang est tissu.
Elles m’ont demandé leur part de cet ulcère
Qu’irritent malgré nous nos voeux innacomplis,
Afin que le noyé, le mousse ou le corsaire,
Retrouve sous l’eau verte et le sel qui macère
La chaleur et l’amour qu’on goûte au fond des lits.
Afin que le malheur puisse enfin les atteindre,
Leur enseignant des cris qu’on ne sait pas avant;
Et qu’à l’heure navrée où le jour va s’éteindre,
Elles puissent pleurer, s’attendrir et s’étreindre,
Et porter leur douleur comme un fardeau vivant.
J’ai cédé, frémissant, aux pleurs de leurs yeux vagues,
À leur chant amoureux, plein d’ombre et de rumeur;
Entre leurs doigts lascifs, sous les perles des bagues,
J’ai vu sombrer mon coeur au creux profond des vagues,
Dans l’abîme orageux où va tout ce qui meurt.
Je l’ai vu dévaler le gouffre des tempêtes,
S’ouvrir comme un lotus au sein calme des eaux;
Quand les vagues dansaient, rebondir sur leurs crêtes;
Comme en de longs fils d’or dont les frissons l’arrêtent,
Se prendre en gémissant aux cheveux des roseaux.
J’ai vu son sang tiède rosir la mer immense,
Comme un soleil blessé qui s’immerge en vainqueur;
Laissant derrière lui le vide et la démence,
Je l’ai vu s’engloutir dans la nuit qui commence,
Et j’ai cessé de voir ce qu’on nommait mon coeur.
II
Dans les bois inquiets où rôdent les battues,
Dans les jardins grisés où germe le jasmin,
Scellant d’un doigt levé leurs longues plaintes tues,
J’ai vu venir à moi le peuple des statues;
Le marbre et le métal m’ont saisi par la main.
Au fond des temples d’or où de sombres idoles
De leur yeux de saphir regardent vers la mer,
Un lent soupir, pareil au frisson des gondoles,
Agitait sur leur sein les lourdes girandoles;
Toutes levaient sur moi leur beau regard amer.
Dans les gouffres des monts, aux gorges des Carrares,
Les marbres non taillés ont crié sous mes pas,
Et le jaspe, et l’agate, et les porphyres rares,
Traînés sur les chantiers par des sculpteurs barbares,
M’ont dit quel désespoir consiste à n’être pas.
Ils souffraient d’ignorer de quels noms on les nomme,
Quels rois ou quels Césars, passifs représentants,
Ils iront figurer sur les portes de Rome,
Et quel maître oublié dans cet enfer de l’homme
Va subsister en eux comme un outrage au temps.
Les Dieux grecs lamentaient leur beauté toujours vaine,
Lassé de tout l’encens d’eux seuls inaperçu,
Les tièdeurs des beaux soirs n’emplissant pas leurs veines,
Et, sous leur pâles fronts ceints d’ache et de verveine,
La douleur d’exister sans l’avoir jamais su.
Les Dieux m’ont demandé mon âme intarissable,
Comme une source d’or qui viendrait sourdre en eux,
Afin que le fidèle à genoux sur le sable,
Voyant sourire enfin leur masque inconnaissable,
Ouvre les bras, s’écrie, et se relève heureux.
Pour qu’ils puissent enfin écouter ceux qui prient,
Ou se moquer entre eux des sots adorateurs,
Ouvrir sur l’univers leurs yeux de pierreries,
Las de notre imposture et nos idolâtries,
Punir leurs desservants et frapper leurs sculpteurs.
J’ai donc collé ma bouche à leurs sévères lévres,
Au marbre déjà chaud puisque je l’embrassai;
Mon âme avec ses peurs, ses désespoirs, ses fièvres,
Dans leurs rigides corps polis par les orfèvres,
S’en alla toute entière avec tout son passé.
Mon corps veuf de mon âme errait dans l’étendue,
Insensible aux appels des vents mélodieux;
Comme une lampe d’or vainement suspendue,
Dont l’huile goutte à goutte à jamais s’est perdue,
Mon âme m’avait fui pour animer les Dieux.
III
J’allais, le front baissé, le long des nécropoles,
Où les chacals rôdeur poussent des cris discords;
Et, du fond des caveaux, du sommet des coupoles,
Tendant leurs vagues mains pour me prendre aux épaules,
Les morts m’ont demandé de leur donner mon corps.
Ils réclamaient de moi l’amalgame d’atomes
Qui nous sert de support aux fureurs du désir,
Le cheval galopant dans les charnels royaumes
,Que montent tour à tour des chevaliers fantômes
Et qui mâchent en bavant le sel chaud du plaisir.
Les avares errant près des citernes vides,
Où moisirent jadis leurs biens d’enfouisseurs,
Voulaient mes longues mains pour leurs travaux avides,
Pour les tas d’or luisants, les tas d’argent livides,
Désormais trop pesants pour leurs vains possesseurs.
Ils réclamaient de moi ma bouche afin de boire;
Ma voix divulguerait les oracles des morts.
Comme un héros trompé qui maudirait sa gloire,
Lassés de s’abreuver au vin du ciboire,
Les saints pour se damner avaient besoin d’un corps.
Ainsi que les démons dans les pourceaux d’Asie,
Renégats d’un bonheur qu’ils ont payé trop cher,
Transcendants affamés que rien ne rassasie,
Au fond de leur repos pleurant leur frénésie,
Les morts se sont rués pour habiter ma chair.
Ils ont agi pour moi ce corps donné sans crainte,
Ont modu par ma bouche à de troubles appâts,
Autours de leurs désirs ont noué mon étreinte,
Aux lieux où je marchais imprimant leur empreinte,
M’ont traîné dans des lits que je ne savais pas.
Tout ce que j’ai cru mien se dissout et chancelle;
Dénouant sans mourir leurs noeuds intérieurs
,Comme un chant échappé d’un grand violoncelle,
Qui dans l’air amorti se déroule et ruiselle,
Je ne me trouve plus qu’en me cherchant ailleurs.
Taisez-vous temples grecs! Taisez-vous catacombles!
Ne le racontez point, vastes flots émouvants!
Morts qu’on croit au secret dans la prison des tombes,
Taisez-vous à jamais sous les larmes qui tombent!
Dieux, gardez mon secret quand vous parlez aux vents!
Témoin désespéré de mes métamorphoses,
Sans pouvoir ce saisir de l’être que je fus,
Comme on cherche un parfum au coeur secret des roses,
La mort pour me trouver, fouillant au sein des choses,
Est le seul mendiant qui n’aura qu’un refus.
Qu’elle aille, s’il le faut, demander aux sirènes
Mon coeur voluptueux aux flots abandonnés.
J’ai déjoué l’absoute et les funèbres thrènes;
Comme un nard répandu sur la gorge des Reines,
J’existe à tout jamais dans ce que j’ai donné.